Il y a bien longtemps, au Sinaï, les Israélites avait trouvé Dieu bien impressionnant, trop impressionnant, à la limite du supportable. Sa présence se manifestait par des éclairs, une grande flamme, et sa voix grondait comme le roulement du tonnerre. Ils avaient crié vers Dieu qu’ils ne voulaient plus entendre cette voix, ni contempler un tel embrasement du ciel, de peur d’en mourir. C’était trop fort pour eux. Dieu leur avait alors promis de réduire l’appareil de ses théophanies, de se faire moins retentissant dans ses manifestations, moins redoutable, plus proche, en dissimulant sa voix dans celle des prophètes. Il les avait donc assurés qu’il se mettrait plus à hauteur d’homme. Et il s’était engagé devant Moïse intercédant pour le peuple, à leur susciter un jour un prophète comme lui, dans la bouche duquel il mettrait sa Parole. Et pendant des siècles, des prophètes se sont ainsi succédé en Israël, tenants et garants de la Parole de Dieu, jusqu’au jour où, devant le poids de misère qui écrasait les hommes et la mort qui les accablait irréversiblement, Dieu, n’y tenant plus et pour sauver un monde tellement cher à son cœur, envoya son propre fils, le dernier et le plus parfait des Prophètes, son Verbe même, sa propre Parole qui prit chair alors discrètement et se fit homme parmi les hommes. Le Dieu retentissant du Sinaï prit alors visage d’homme, se fit encore plus abordable, et se mêla à la foule humaine. C’est ainsi que le Prophète des prophètes resta longtemps inaperçu, tout occupé apparemment à sa vie d’homme dans un coin perdu de Galilée… jusqu’à ce jour où le fils du taciturne charpentier de Nazareth, au beau milieu d’un culte à la synagogue, se saisit soudain du rouleau des écritures pour prendre, pour reprendre la Parole. Cette prise, cette reprise de parole de Dieu parmi les hommes, en la personne de sa propre parole devenue chair, les évangélistes ne manqueront évidemment pas de s’en souvenir. Car, dans la petite synagogue de Capharnaüm, ce qui s’est passé ce jour-là a changé l’histoire du monde. Ce jour-là, oui, Dieu lui-même a pris la Parole, Dieu a repris la Parole, après tant et tant d’années, enfin…Et dans cette petite maison de prière où quelques juifs galiléens se retrouvaient le samedi, ce fut, frères et sœurs, comme une explosion, avec un retentissement irréversible qui bouleversa tous ceux qui de près ou de loin en furent touchés. C’est de ce qui est alors arrivé concrètement que Saint Marc a gardé trace et dont il nous parle ce matin. Ce jour là, en effet, jour ordinaire de sabbat à la synagogue de Capharnaüm, l’office mystérieusement a été perturbé, interrompu. Jésus, comme sans doute d’autres samedis qui précédaient et en bon juif pratiquant qu’il paraissait, s’y rendit pour célébrer le sabbat. A travers ce jeune juif venu de Nazareth (qui l’eût cru !), c’est Dieu lui-même qui commentait ses Ecritures ! « Et là, il enseignait » dit l’Évangile de Marc, sans rapporter ce qu’il disait.. Un matin à la synagogue, comme tant d’autre matins…Mais soudain, à mesure que monte en Jésus la voix même de Dieu, les cris d’un homme couvrent ses phrases. Ce jour-là, dans l’assistance, il y a un homme qui ne supporte pas cette parole-là. Un affrontement s’ensuit, bref, mais vif. Devant l’assemblée un peu effrayée, sans délai, Jésus expulse alors un démon qui tourmentait son contradicteur. Quelle journée que ce samedi, le premier de sa vie publique ! Tout le programme de la mission est déjà là. Instruire les hommes, bien sûr, leur révéler qui est Dieu et son plan d’amour sur le monde, mais surtout les guérir en profondeur et les libérer de ce qui en eux les empêchent de le recevoir, de l’entendre. Les témoins de la scène pressentent vite qu’ils n’ont pas à faire à un talmudiste virtuose, à un brillant rabbi capable de jouer des subtilités du texte sacré et d’en raffiner les sens. Quelque chose qu’ils identifient encore mal frappe d’emblée leurs oreilles. Cet homme-là, dit l’Evangile, parle avec « autorité » : « autorité », confondu trop souvent avec autoritarisme. Quel beau mot ! Etymologiquement, ne fait « autorité » que ce qui fait augmenter, fait grandir, fait croître, ce qui libère. La parole du Christ, que personne bien sûr n’a encore reconnu, fait tout de suite mystérieusement « autorité », par ce que, plus que la volonté d’avoir raison, elle fait résonner la vérité de l’amour et y appelle. Une langue de vie soudain l’emporte sur les langues de bois. Et cela s’entend, dans le grain étrange d’une voix pourtant humaine : dans ses accents, ses silences peut-être, dans ses regards, que sais-je ? Les braves gens de la synagogue –s’ils s’étaient doutés qu’ils écoutaient ce matin-là Dieu en personne ! – ne s’y trompent cependant pas…car les braves gens peuvent avoir l’oreille fine. Jésus ne se contente pas de les enseigner, il les met en contact avec Dieu… forcément. Vraiment, il se passe quelque chose d’impressionnant ce matin là dans la synagogue de Capharnaüm. Mais dans l’assistance, il y a quelqu’un qui ne supporte pas cela. Un homme qui ne se possède pas. Qui ne se possède plus. Un possédé, ou un dépossédé ! Il ne peut supporter d’entendre ce qui se passe, parce qu’il sait, habité qu’il est par la foi des démons, qui parle en public ce matin là. Le possédé invective alors Jésus : « Je sais fort bien qui tu es : le saint, le saint de Dieu ! » Aussitôt, Jésus l’exorcise, autant saisi de pitié par cet homme qui n’est plus lui que provoqué par le démon. Cette délivrance soudaine, sans autre forme de procès, l’Evangéliste la raconte en peu de mots, sans rechercher aucun effet mélodramatique. A la différence des exorcistes juifs, Jésus n’a pas besoin d’une longue formule ou d’un rite compliqué, plus ou moins spectaculaire. Il n’est pas venu pour amuser ou intriguer les gens ! Un ordre suffit : « Silence ! Sors de cet homme ! ». Il ne prononce du reste aucun jugement, ne donne aucun conseil, ne fournit aucune explication sur la cause du mal. C’est que l’urgence n’est pas là. La scène se passe le jour du sabbat. Le jour du repos de Dieu. Mais Dieu n’a pas de repos depuis que l’homme ploie sous ses misères. Jésus signifie qu’il n’y a pas de repos ni de loi qui tienne, quand l’homme est enchaîné, menacé dans son intégrité.
Le possédé ne savait que crier, Jésus va lui rendre la parole. Il n’était que tourment, il va lui redonner la paix. Frères et sœurs, notre sensibilité moderne n’est pas toujours bien à l’aise devant de telles scènes. On préfère quand Jésus guérit un lépreux, relève un paralytique, ou même quand il ressuscite un mort. Qu’il chasse un démon nous semble un peu folklorique. On sera alors tenté de voir alors dans le Christ un psychiatre avant l’heure, et on réduira pour se rassurer le « démon » à la simple maladie mentale. De fait, ne voyons pas des démons partout et reconnaissons que nous croisons plus d’hommes et de femmes tourmentés par la maladie mentale que véritablement « possédés ». Mais pour Jésus, Satan n’est pas qu’une pathologie, c’est quelqu’un, un être personnel et spirituel, intelligent mais pervers et qui le reconnaît très bien, d’emblée. Certes, il lui faut ici combattre un démon qui essaie de le contrarier. Mais dans cet homme tourmenté par le démon, dans cet affrontement par lequel, chez saint Marc, il inaugure sa vie publique, c’est toute l’humanité aliénée que Jésus voit, comme en miroir. Significativement, le possédé lui crie : « Es-tu venu pour nous perdre ? » Avez-vous remarqué ce « nous ». Il dit bien la multiplicité du mal prompt à ronger ses victimes et disloquer leur personnalité. Que de « démons » aux noms nouveaux aujourd’hui, et dont se sert sournoisement le démon ! Argent, pouvoir, drogue, sexe, jeu…Apparemment, les démons se font rares, mais nous assiègent si bien par nos passions interposées. Dans un monde d’où Dieu semble se retirer, ou plutôt dans un monde dont nous le retirons, mystérieusement, dans ce vide dangereux, ils ont tout loisir de se déchaîner et le mal triomphe. Comment ne pas s’interroger sur le caractère diabolique des grands massacres, d’une ampleur inégalée, qui sont l’horreur des dernières décennies ? Homicides de masse ou mépris de la vie et de la dignité humaine, souvent provoqués de nos jours par la séduction du mensonge idéologique. Or Jésus qualifie précisément Satan d’homicide et de père du mensonge.
D’emblée, ce matin là, dans la petite synagogue de capharnaüm, Jésus n’a pas craint le combat et a livré bataille à la source du mal. Ce combat du Christ, frères et sœurs, il continue en chacun de nous. Et il durera toujours, autant que notre vie. Certes, il a déjà vaincu le démon et désormais, malgré notre faiblesse, le mal ne fait et ne fera plus corps avec nous ; mais il vient toujours d’au-delà de nous. L’action de l’esprit mauvais est sournoise, capable de grandes dissimulations et terriblement efficace. « Une lime sourde » disant Thérèse d’Avila. Il cherche à tordre l’amour, à saper la vie et instiller le mensonge dans nos existences, y compris ce mensonge au carré qui ruine l’idée que Satan existe et l’espérance que nous puissions en être délivrés. Depuis notre baptême, Jésus reste notre meilleur exorciste : il l’est dans le sacrement de réconciliation, à l’eucharistie, ou au cœur de notre prière devant la croix, sur laquelle il a terrassé à jamais notre ennemi. Cette page d’Evangile, elle peut paraître nous raconter une curieuse histoire, comme remontée d’un temps révolu. Elle nous laisse peut-être perplexe. Avec les auditeurs de Jésus présents ce matin là, nous aussi nous nous interrogeons : « Qu’est-ce que cela veut dire ? » Qu’est-ce que cela veut dire ? Soyons au moins sûrs d’une chose. Chaque fois que le démon lui dispute notre cœur, et quand même nous le savons à peine, Jésus est là. Il est là, comme il l’a été un jour à Capharnaüm pour cet homme, et comme il le sera toujours pour les hommes que le mal veut abîmer. Il est là, infatigablement, pour l’interpeler vivement : « Sors de cet homme ! » Oui, il est là pour permettre à tout homme d’être librement, selon sa vocation profonde, un enfant de Dieu et lui rendre sa vraie, sa belle capacité d’aimer. Amen
4ème dimanche ordinaire Année B Cathédrale Saint Jean. 28 janvier 2024