Homélie du 16 octobre 2022
29èmeDimanche ordinaire C
(Luc 18, 1-8)
Frères et sœurs, comment vont vos oreilles ? Le jour précisément où l’on inaugure le grand orgue de la cathédrale, la question est-elle si incongrue ? Dieu n’a peut-être qu’un seul souci : l’état de nos oreilles ! Avant même notre cœur, nos oreilles (qui en sont l’avant-poste) sont-elles bien ouvertes ? Question du jour, et question de toujours puisque c’est un commandement majeur de Dieu, rabâché à son peuple à toutes les pages de la Bible : écoute Israël ! Écoute Israël… Car de fait, on n’écoute rien. ! Jamais rien ! On n’en fait qu’à notre tête. On fait la sourde oreille. Et que de … mal-entendus ! Quand Dieu parle, on a tôt fait de transformer chacun de ses dires en sentences éternelles, on a vite tendance à graver ses mots dans le marbre et, assez souvent, d’en faire la morale aux autres, avec droit de citation. De fait, Dieu par l’entremise de ceux qui les ont transcrites, nous donne parfois quelques paroles fortes, quelques belles formules, inoubliables, profondes, qui ont vocation à servir d’appui à la vie spirituelle. Des mots, il est vrai, propres à se graver, sinon dans le marbre, au moins dans nos cœurs (ce qui, s’agissant de support, est quand même bien différent…). Mais quand Jésus parle, ce n’est pas toujours pour proférer d’emblée des « paroles d’évangile », immédiatement détachables du contexte et opposables à toute situation. Car précisément Dieu et, plus encore Jésus, parlent toujours « en situation ». Ils n’énoncent pas des vérités toutes faites, tombées du ciel ! Jamais Jésus n’a dit « Je vous dis la vérité, deux points : ouvrez les guillemets ! » mais bien plutôt « En vérité je vous le dis… ». Il parle ! Il nous parle. En vérité. « En vérité » ! La vérité, moins comme une pure production de discours à détacher et à dupliquer mécaniquement, qu’un milieu ambiant dans lequel se mettre, une dynamique de recherche, une relation d’écoute, fine et ouverte, dans laquelle entrer. La vérité, non comme surgie d’une pure énonciation sentencieuse, ni d’un livre de bonne morale céleste, venu du Ciel et auquel on voudrait parfois ramener la parole de Dieu, comme si la Bible était un Coran, mais comme quelque chose de plus incarné, de plus personnel, de plus complexe du coup, où les conditions de l’énonciation, comme diraient les linguistes, comptent autant que ce qui est énoncé. Dieu n’est pas dans ses sentences, mais dans sa Parole ! Ce qui n’a rien à voir… Le Verbe de Dieu ne pourra ainsi jamais se donner dans une voix de synthèse, comme nos GPS en fabriquent si bien ! Et si Dieu a envoyé son fils unique parmi nous, c’est peut-être d’abord pour cela ! Pour incarner sa parole, lui donner des inflexions, des intonations, un grain particulier, et tenter de lever ainsi bien des malentendus. Car tout vient de là ! Ce n’est pas le péché, F et S, qui est originel, mais le malentendu ; et le Satan le sait bien qui altère toujours les paroles de Dieu en les changeant, et en changeant surtout l’intonation. Souvenons-nous ! Quand Dieu dit en substance à nos premiers parents, « si vous mangez de ce fruit là, vous mourrez », c’est le diable qui essaie de tordre l’intonation et d’y mettre, faussement, de la part de Dieu, la méfiance à l’égard des hommes, la malédiction, la menace, pour, en retour, stratégiquement nous inspirer la méfiance, le soupçon, voire la révolte. C’était pourtant avec la gravité tendre et l’émotion d’un Père, d’autant plus ému qu’il sait que nous le ferons, que Dieu, (sachant d’ailleurs comme personne ce qui nous fait du bien et ce qui nous fait du mal) nous avait dit, avec un amour et une sollicitude inouïe : « si vous mangez de ce fruit là, vous mourrez… ». Il sait un peu de quoi il parle, les lois du monde, il les connaît…Quand Dieu parle, il fait donc surtout être attentif au grain de sa voix. Car c’est là que le diable attaque, toujours. Dans sa parole, ce à quoi il faut bien ouvrir l’oreille, (et le cœur, qui est en principe juste derrière l’oreille), c’est l’intonation ! Jésus est venu parmi nous aussi (et d’abord ?) pour cela : redonner du grain à la voix de Dieu ; de sa parole, moduler plus justement les intonations et lever quelques grands malentendus, entretenus par les pharisiens de tous les calendriers qui ne sont pas les meilleurs exégètes des modulations de la parole de Dieu ni des inflexions de sa voix. Le Dieu de la Bible voudrait tellement que notre écoute soit plus littéraire que littérale, plus sensible que rigide. Si bien que commenter la parole de Dieu, même le dimanche, ce ne n’est pas d’abord en extraire quelques formules inaltérables, quelques préceptes de bonne morale et encore moins d’en rigidifier quelques sentences définitives, c’est tenter d’ouvrir l’oreille (puisse l’orgue nous y aider !) pour retrouver, entre les lignes, une certaine intonation. Entrer dans une certaine écoute, comme celle des brebis, qui, du berger, connaissent bien la voix, et son grain, unique.
C’est, frères et sœurs, toute la vertu, toute la valeur de la parabole de ce matin. Avouons que cette histoire d’enquiquineuse et de juge hyper-pragmatique, assez sommaire, reconnaissons-le, n’est pas l’apologue le plus raffiné de toute la tradition spirituelle. Sa saveur est ailleurs. C’est pourtant un très beau passage de l’évangile, dans lequel on voit poindre comme un sourire de Jésus. Pourquoi voulons-nous lester toutes ses paroles d’un unique amidon de gravité et de vérité définitive, qui nous fait parfois manquer autre chose : l’humour, l’émotion, des accents poignants de souffrance à certains moments inattendus de son enseignement, un engagement ici ou là très personnel, presque une confidence parfois, entre les lignes. Autant de modulations qui font que chacune de ses paroles nous est adressée, moins pour nous décliner la vérité en fragments, isolables et inaltérables, que pour nous mettre en relation avec lui. En relation avec lui, en connivence profonde avec lui, lui qui est la vérité, plus encore qu’il ne la dit. Et ce… jusqu’à l’humour ! La veuve casse-pied de ce matin sert à cela ! Nous faire entendre aussi l’humour du Christ, signe émouvant de son humanité. Jésus, parce qu’il est un homme, pleinement un homme, sait de quoi il parle ! Qui n’a pas subi des casse-pieds dans sa vie ? Et, faisons confiance aux lois du commerce, Jésus charpentier, dans l’officine paternelle, en a vu plus d’un ! Les casse-pieds, il les connait, et il peut en parler, avec tendresse et humour ! Frères et sœurs, c’est précieux que certaines paraboles de Jésus soient ainsi : pas toujours de grandes paraboles dont on ne finira jamais d’épuiser la richesse, comme celle du Fils prodigue, mais des petites paraboles, d’une moins grande consistance spirituelle, juste pour exercer notre écoute. Pour nous redonner la fréquence et garder avec lui une même longueur d’onde, c’est à dire pour vérifier la relation et assurer l’espace du « bien entendu ! » C’est Jésus qu’il faut entendre dans ses moments-là, qu’il faut chercher, qu’il faut aimer, plus encore, en tant que telles, que les phrases ou les histoires qu’il raconte. Et ce matin, lui qui a le cœur plein de l’infinie patience et de l’infinie miséricorde du Père qu’il brûle tellement de nous révéler, il ne sait plus comment s’y prendre ! Alors, il fait cette plaisanterie, il risque cette analogie ; il opte pour un raisonnement qui emprunte à la stratégie argumentative du comble. Si le juge fait ainsi avec son enquiquineuse, ce serait bien un comble si Le Père ne faisait pas encore mieux avec vous ! Il consent, c’est touchant, à descendre dans les arguties de notre humanité, c’est aussi une forme particulière de sa kénose ! C’est toujours vraiment très émouvant de voir, ici ou là, Dieu se mettre à hauteur d’homme, et de ne pas craindre… même les histoires d’enquiquineuse ! De voir, en vérité, les efforts infatigables de Jésus-pédagogue pour lever tous ces malentendus qui trainent en nous et qui parasitent notre relation avec Dieu. De le voir tenter de nous ramener à la vérité, pas d’abord comme à une formule, mais à une relation, à lui, et à Dieu. Dieu parle, certes, pour nous convaincre, mais surtout pour nous faire entrer avec lui dans une authentique relation de confiance, de connivence. Et avec l’évangile d’aujourd’hui, prenons-le ainsi, cela commence par un sourire. Comme une plaisanterie ! Pour nous faire sourire, oui, enfin sourire ! Un peu sourire… Peut-être d’ailleurs que les consentements profonds commencent toujours dans un sourire.
Frères et sœurs, ce que Jésus nous demande ce matin, ce n’est pas que nous fassions de cette piteuse aventure de justice la parabole des paraboles, ni la morale ultime de nos vies, mais que nous entrions dans son sourire, et plus profond, dans ce à quoi il nous conduit, tant ce sourire-là est conducteur ! Et comme Jésus n’est pas un amuseur de plateau-télé, ce moment de sourire avec lui nous entraine vite dans l’intimité de son cœur. Il voit bien notre manque de foi, la faiblesse de notre prière. Il sait qu’au fond, nous ne demandons jamais rien à Dieu, parce que nous ne lui demandons pas tout. Il sait que nous ne demandons rien à Dieu, parce que nous manquons de foi. Et ça lui crève le cœur ! Il ne s’y résigne pas… Alors, tentant le tout pour le tout, il va donc chercher de drôles d’arguments et de drôles d’histoires pour que nous basculions dans la confiance ! (Ce que Dieu, par amour, est capable d’aller chercher comme histoire pour, d’un sourire, nous ouvrir le cœur !!) Il va se servir d’une enquiquineuse et d’un bien pitoyable juge très « dépourvu de justice », pour réussir à nous faire entrevoir, avec le Père, à quel juge nous avons à faire … À bon entendeur, salut ! On aurait aimé être là, frères et sœurs, une fois le sourire de la petite histoire passé, pour l’entendre dire, (et avec quel accent ?), cette poignante question, propre à relever à jamais les doutes qui minent encore notre cœur : Et Dieu ne ferait pas justice à ses élus qui crient vers lui nuit et jour ? Comment a-t-il alors prononcé le seul mot de justice, la justice de Dieu, si éloignée de celle des hommes ? Comment il s’y est pris pour y faire retentir dans un simple mot toute l’infinie miséricorde du Père ? Pas facile de transcrire ça dans un évangile, ni d’en garder la trace…Oui, comment a-t-il fait entendre, en prononçant cette phrase bouleversante, ce qu’il en est vraiment de la justice de Dieu ? Avec quelle intonation a-t-il donné à éprouver à ses auditeurs que, dans le cœur de Père, il n’y aura jamais qu’une seule élection : celle qui, d’âge en âge, monte du cri ininterrompu de la souffrance humaine, et à laquelle même la nuit n’apporte pas le répit ? Une souffrance qui, jusqu’au soir du monde, empêchera toujours Dieu de dormir ! Et finalement, cette foi à laquelle Jésus sans cesse nous appelle, et dont il sait bien qu’il ne la trouvera hélas pas beaucoup à son retour, ne serait-ce pas simplement, mais vraiment, de nous mettre au diapason de certaines intonations de Dieu ?
Cathédrale Saint-Jean.
Diacre Patrick LAUDET