Homélie. Fête du Christ-Roi. Le 20 novembre 2022

         Frères et sœurs, ce moment de la passion est sans doute un des plus poignants. Car à la grande violence physique de la Croix (qui ne fut sans doute pas mince : l’évangile nous dit qu’on « venait de crucifier Jésus »), s’ajoute une violence peut-être pire : l’unanimité quasi générale du mépris, cette rafale de haine qui s’abat tout à coup sur lui. Et c’est un banal écriteau apparemment qui déclenche tout, et excite les premiers rangs.

A la porte de Jérusalem ce soir-là, trois crucifiés cloués au bois de la croix n’en finissent pas de mourir. Les représentants des pouvoirs publics sont là : l’affaire Jésus leur semble maintenant réglée. La foule regarde, muette. On regarde surtout une inscription placée au-dessus du crucifié : Celui-ci est le roi des juifs. C’est Pilate qui l’a rédigé, comme un sarcasme lancé aux juifs, ou à Jésus lui-même. L’Évangile de Jean nous apprend d’ailleurs, par un curieux détail, que la pancarte a même été rédigée en trois langues, en hébreu, en latin et en grec. Les prêtres des juifs n’apprécient guère, et ne manqueront pas d’en faire reproche à Pilate. Même si la situation du crucifié, à elle seule, manifeste clairement l’intention de Pilate et fait éclater l’ironie, ils se méfient en vérité d’un sous-entendu qui au fond n’est peut-être pas si clair que ça. Ils auraient ainsi préféré un affichage plus explicite : dans Jean, on les entend récriminer en direct : Il ne fallait pas écrire Rois des juifs, il fallait écrire cet homme a dit : Je suis le Roi des juifs (Jean, 19-21). Mais Pilate a écrit ce qu’il a écrit ; au moment où il l’a fait, il n’a pas choisi de lever l’ambiguïté. Cela restera à jamais le mystère d’une décision, un secret du cœur de Pilate, que Dieu seul connaît. Comment comprendre en effet la réponse qu’il leur fera :  Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit. Manifestation d’un agacement qui prend congé d’une affaire qui n’a que trop duré ? Invitation à ne plus l’ennuyer avec ça ? Ou début d’un chemin intérieur, acquiescement mystérieux qui inaugure une possible profession de foi : ce qui j’ai d’abord écrit par provocation et ironie, je l’ai pourtant écrit, j’assume ; comme si, dans ce que nous disons ou écrivons parfois, la vérité ou le désir de la vérité étaient en avance sur la conscience claire que nous en avions à ce moment-là.  Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit : Celui-ci est le roi des juifs. Bel et bien, le Roi des juifs. Étrangement, Pilate persiste et signe.

Frères et sœurs, c’est assez mystérieux que Pilate, un peu malgré lui, impose à tous les témoins présents à la Croix comme un ultime et décisif exercice de lecture. La réception ironique, sarcastique de l’écriteau est numériquement écrasante. Même si la foule est encore silencieuse, comme hésitante à choisir la bonne interprétation, les témoins du premier rang eux ne se retiennent guère ; ce sont des malins, des gens à qui l’ironie de la pancarte ne saurait échapper. Celui-ci est le Roi des Juifs ! Quelle bonne blague ! Peut-être bien que l’ironie est leur ordinaire, cette terrible ironie qui empoisonne l’innocence du regard et empêche l’ouverture du cœur. Eux, ils savent lire. Mais ils savent si bien lire qu’au fond, ils ne savent peut-être plus lire. Tout plein de leur assurance cynique, de leur arrogance aveugle, les premiers maîtres du soupçon de l’histoire jubilent. Ils ne sont pas nés de la dernière pluie, on ne leur fera pas le coup, on ne leur racontera pas d’histoire. Ils sont malins, eux. Au pied de la Croix se déchaîne un redoutable moment de lecture collective qui prend des allures de raillerie sans fin : les chefs du peuple d’abord, les soldats ensuite. Vous avez sans doute été sensibles au poids du mot aussi ; « les soldats aussi se moquaient de Lui », et ne se font pas prier pour crier à leur tour : Si tu es le Roi des juifs, sauve-toi toi-même !  Fort de son apostrophe narquoise, personne, non personne n’est en reste pour amuser la galerie. Jusqu’à l’un des condamnés lui-même, comme excité lui aussi par la pancarte provocante, qui donne dans la surenchère, et vient ajouter sa voix à l’injure collective.

     Mais lira bien qui lira le dernier. C’est vrai qu’elle est provocante cette inscription placée au-dessus de sa tête. J’imagine Jésus en croix.  Il a dû lever les yeux vers le ciel. Au milieu des injures qu’on lui lançait, il a dû tourner silencieusement son regard vers le père pour puiser un peu de force. C’est alors qu’il a dû la voir, lui aussi, cette pancarte d’infamie, accrochée au-dessus de sa tête, et propre à exciter tant de haine à ses pieds. Roi, il l’est pourtant, mais d’une Royauté que si peu conçoivent… Comment ses hommes et femmes peuvent-ils croire à une telle royauté, qui n’a de seul éclat qu’un amour démesuré mais encore incompréhensible parce qu’apparemment vaincu ? Parvenu à cette parfaite obéissance d’amour, oui, il a dû le regarder longuement, cet écriteau de dérision, et comme personne sans doute ne peut l’imaginer, à ce moment-là, il a éprouvé au plus profond du cœur ce qu’il en coûte pour l’aveu au monde d’une telle Royauté. Comme une seconde couronne d’épine sur sa tête, le blason décisif et infâmant est là, sur ce morceau de planche, lisible par tous, évident et dérisoire à la fois : Celui-ci est le Roi des Juifs. J’imagine que Marie, elle aussi, a dû la regarder, cette inscription royale et douloureuse qui couronne si tragiquement en apparence la mission du fils incompris. Elle a dû souffrir en silence de voir que personne ne pouvait vraiment la lire, la lire du plus profond de son cœur comme elle à ce moment-là la lisait. Personne, sinon elle, pour atténuer un peu la solitude du Dieu fait homme. Ont-ils échangé un regard ? Au milieu des sarcasmes et des ricanements, son silence au pied de la Croix est retentissant.

Personne ? Pas tout à fait ! Dans ce concert d’insultes, on entend en effet une voix discordante, celle du troisième condamné qui s’inquiète d’abord de voir l’innocent compté au rang des coupables. La foi en lui s’éveille, la vérité cherche déjà son chemin, et le premier, il reconnaît dans l’homme qui meurt à ses côtés un Roi, oui, le Souverain mystérieux d’un Royaume insoupçonné.  Aveuglé ni par la dérision ni par la récrimination, qui sont peut-être, et de nos jours plus que jamais, les deux injures majeures faites à la Royauté du Christ, il est le seul témoin à déchiffrer bien l’inscription. Oui, celui-ci est le roi des Juifs ! Un Roi ? Cet homme en croix ? Et c’est un malfaiteur, un truand qui l’affirme. Ce bandit a pressenti l’erreur des chefs du peuple et des soldats qui avaient fait de Jésus un Messie triomphateur de ce monde. Il a compris que la Royauté de Jésus n’est pas celle des Princes qui gouvernent les nations. L’humilité du Christ, c’est de ne jamais cesser de se proposer à notre regard, mais sans jamais s’imposer à notre foi. Au fond, il n’est Roi que dans la mesure où nous le reconnaissons comme tel. Car Jésus en croix n’a évidemment rien de Royal. Impossible d’être plus démuni que ce condamné exsangue, aux mains nues et clouées. C’est pourtant au moment même où les chefs du peuple et les soldats ricanent devant ce roi manqué que Jésus est roi, et roi à la perfection. Un homme ce soir-là n’a pas ricané et a laissé à jamais sa chance à l’humanité pour la foi et l’innocence du regard. Oui, un homme, ce soir-là, a su le voir et a su lire l’écriteau de Pilate.  Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton royaume !  « Ton royaume… » Sans doute une des premières fois dans l’évangile où le Royaume est enfin compris.

Frères et sœurs, en fêtant aujourd’hui le Christ-Roi de l’univers, nous arrivons au terme de l’année liturgique. Dimanche prochain, nous entrerons dans L’avent. Toute une année à nous mettre à l’écoute d’un évangile, (ce fut celui de Luc, nous entrerons bientôt pour un an dans celui de Matthieu), tout un cycle liturgique (de l’Avent au Christ-Roi) pour arriver aujourd’hui à un ce petit exercice de lecture, décisif. Car cet écriteau, c’est aussi à nous qu’il est tendu ce matin. Une foule silencieuse au soir du Golgotha retenait sa réponse. Cette foule, depuis deux mille ans, elle continue de regarder la croix, et l’écriteau qui la surplombe. Croyons-nous que l’homme suspendu au bois de la Croix est le Roi de l’univers ?  Croyons-nous que l’amour est la loi secrète du monde, quoiqu’il paraisse, et que son Règne éclatera ? Oui, l’inscription de Pilate s’adresse ce matin à chacun, et la lecture intime que nous en ferons est sans doute décisive. Pas que l’écriteau soit comme un test de lecture, propre à nous piéger.  Pas davantage une épreuve de vérité, susceptible de nous condamner.  Celui-ci est le Roi des juifs. Car ce qu’il s’agit de lire là, ce que nous sommes invités à bien entendre entre les lignes, c’est surtout l’appel à un rendez-vous d’amour bouleversant, tellement capable de nous sauver ! Amen

 

 

Fête du Christ Roi de l’univers. Cathédrale Saint Jean.  20/11/2022

Diacre Patrick LAUDET

Liubomyr PETSIUKH

Responsable communication

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