Homélie du 12 mars : 3ème dimanche de carême

Homélie du 3ème dimanche de carême

Corvée d’eau ce jour-là. Au puits de Jacob, il est midi ; l’heure, claudélienne, des grands partages. Mais surtout celle où, sous ce soleil de plomb, les oiseaux se cachent et personne ne sort, sauf les chiens, et les touristes… C’est ce moment le plus chaud qu’une Samaritaine, femme tout juste recommandable, choisit pour venir avec son seau au puits de Jacob, espérant rencontrer le moins de monde possible. Les autres ménagères, sûres de leur bonne vie et de leurs bonnes fréquentations, ne risqueront pas de la chasser, à coup d’insultes ou de pierres, pour qu’elle ne souille pas leur eau, elle, l’impure. On la montre si souvent du doigt. Oui, pour se cacher ce jour-là, elle a bien besoin de tout l’éclat du soleil. C’est vrai que sa vie n’est pas brillante, elle collectionne les maris mais n’est l’épouse de personne. A la sixième heure, au puits de Jacob, elle pensait bien ne pas rencontrer âme qui vive, et rester seule, une fois de plus.

Et pourtant ! Avait-elle oublié que toute la Bible nous raconte à quel point le puits est le lieu de la rencontre ? Et ce puits-là d’ailleurs, plus encore que tous les autres ! A l’époque, les filles ne vont pas au puits que pour puiser de l’eau ! Les garçons le savent bien, en recherche de l’âme sœur qui saura étancher leur soif. N’est-ce pas à ce même puits de Jacob qu’Abraham avait envoyé Eliezer dans l’espoir de trouver une épouse pour son fils Isaac. Arrivé sur place, le vieux serviteur demande à Dieu de manifester son amitié pour Abraham : « Seigneur Dieu… la jeune fille à qui je dirai : penche ta cruche que je boive et qui répondra : bois et j’abreuverai aussi tes chameaux, qu’elle soit celle que tu destines à ton serviteur Isaac. » Et il n’a pas fini de parler que voici Rebecca.  Me donnerais-tu un peu de ton eau ? Lui demande-t-il. Bois, mon maître, dit-elle. Et rapidement elle fit descendre sa cruche pour lui donner à boire. (Gn, 24, 12-19). La Samaritaine connaissait bien l’épisode, évidemment, mais, depuis longtemps, elle ne croyait plus aux histoires de puits ; elle avait bien trop de maris pour espérer encore d’un tel endroit une promesse nuptiale. Incognito, elle venait donc ne chercher qu’un peu d’eau. Comment aurait-elle pu imaginer qu’elle allait, en vérité, y vivre des noces mystiques ? Pour l’heure, elle en est encore loin. Elle ne se doute pas un instant que l’échange de l’eau sera en vérité celui des soifs. Échange contraire aux usages : un Juif parle-t-il à une Samaritaine ? Elle se croyait tombée bien bas. Elle ne pensait pas tomber sur lui. Lui, le « très haut », qui si souvent nous attend, si bas. Car assis là, Jésus l’attendait, du bas de sa fatigue justement ; sur lui pesait ainsi tout le poids de la route, comme celui de nos déroutes. F et S, elle est vraiment bouleversante, cette fatigue du Christ. Ce n’est pas seulement celle, bien humaine, des kilomètres dans les jambes. Dans la fatigue de la route qu’il éprouve à cet instant, se laisse déjà entrevoir pudiquement le grand harassement de la Croix. On aurait aimé le contempler durant ces quelques minutes avant l’arrivée de la Samaritaine. Assis sur la margelle du puits, on y aurait vu, extérieurement, un homme exténué, qui semble « récupérer » de l’éprouvant chemin parcouru. Qui alors aurait su voir, intérieurement, un Dieu qui, comme il le fera bientôt sur la Croix aux yeux de tous, en vérité donne déjà ici sa vie ? Avec quel amour a-t-il dû la regarder approcher de l’endroit, au plus chaud du jour, cette femme de Samarie, sans nom précis pour nous représenter si bien ? Il y a si longtemps qu’il l’a dans le cœur, il y a si longtemps qu’il attend ce moment-là, cette rencontre, sans doute une des plus poignantes de l’évangile, et à l’issue de laquelle, après lui avoir dit tout sur elle, lui à son tour va lui dire tout sur lui ! Car pour la traque d’amour, pour la rencontre et pour le salut d’une seule âme, Dieu se montre en vérité infatigable. En hébreu « puits » et « expliquer » sont un même mot. Se désaltérer là, c’était donc s’expliquer. Dans tout l’évangile, y a-t-il plus bel échange ? Cette femme avait capitalisé les maris, la voilà prête au grand désencombrement. Elle arrive donc au bord du puits, comme d’autres viendront au pied de la Croix. Deux fatigues extrêmes vont ici alors secrètement s’accueillir…Il boirait bien un peu, ce jeune juif démuni qui n’a apparemment aucun ustensile pour puiser de l’eau. Il lui fait pitié. A Sychar, qui pouvait le deviner, sur la margelle du puits, il ressemble déjà à ce serviteur souffrant qu’il sera sur la Croix et qui dira, une dernière fois : J’ai soif ! Car Jésus a soif !  Très soif ! Il a soif de la vérité de nos vies, qui ne se confond pas toujours avec le plus reluisant de nos existences. Il aborde donc celle qui lui tient tant à cœur, en lui demandant d’abord de l’eau. Miracle d’une demande ! Sa demande, c’est la plus éloquente parole de réconciliation, qui va dissiper l’inextricable malentendu qui oppose depuis cinq cents ans les Juifs et les Samaritains. En lui demandant à boire, il lui laisse entendre qu’il n’est pas son ennemi. C’est qu’il faut parfois encore plus d’amour pour demander que pour donner. Et en demandant de l’eau à cette femme, Jésus a d’un coup désensablé la source intérieure. Elle l’appelle très vite Seigneur, comme si, intuition féminine, elle commençait à percer le secret de ce voyageur énigmatique qui n’a pas craint son contact. Maintenant, il peut lui dire : va, appelle ton mari et reviens. Il l’a déjà si profondément délivrée d’elle-même qu’elle n’a aucune peine à répondre, comme un cri du cœur : je n’ai pas de mari ! Aveu très saisissant de sa détresse affective et morale, confidence poignante de sa grande solitude intérieure. Elle ne se définit au fond, c’est touchant, que par ce qu’elle n’a pas ! Une seule phrase de Jésus dessine alors toute la courbe de sa vie : « Des maris, tu en as eu cinq et celui que tu as maintenant n’est pas ton mari » Ne nous trompons pas d’intonation. Dans sa voix, rien du reproche, plutôt des larmes. Jésus voit en profondeur sa misère ; il fait simplement remonter à la surface de l’existence toute une écume pour la lui enlever. Il pouvait alors lui dire ses quatre vérités, il partage surtout sa croix. Elle va finir par comprendre… Le Messie, le Sauveur du monde, le Christ, c’est lui. Elle laisse alors là sa cruche, car l’eau du puits n’a plus guère d’importance. Et elle s’en va, pressée par l’urgence comme le seront les femmes au matin de Pâques, pour annoncer sa découverte aux gens du village. L’eau vive coule maintenant en elle, à pleins bords ; un fort courant la porte à toute allure, vers ses concitoyens qui la méprisent encore et n’admettent pas que cette réprouvée les ait précédés. Mais elle s’en moque bien, elle vient les convoquer, pas les convertir !

      F et S, ce jour-là, à Sychar, Jésus harassé venait de loin, de très loin ; il n’a pas craint les kilomètres, car nos éloignements les plus extrêmes ne le découragent jamais ! Sa fatigue, c’est en vérité son amour. Pour rejoindre, sous le soleil, mais au fond de sa nuit, cette humble Samaritaine, il avait ainsi fait un grand détour. Une petite phrase banale qui introduit l’épisode (hélas supprimée dans le lectionnaire !) en dit long d’ailleurs : Jésus quitta la Judée et regagna la Galilée. Or il lui fallait traverser la Samarie. Il lui fallait traverser la Samarie. Une autre route, plus directe, s’offrait pourtant à lui, celle qui remonte la vallée du Jourdain. Mais Jésus se déroute souvent pour nous précéder et nous rejoindre, exactement là où nous sommes. Habité par une incroyable nécessité intérieure, à la mesure de sa soif de nous, il lui faut venir traverser nos Samaries intimes pour nous redonner soif ! Combien de fois dans nos vies nous aura-t-il secrètement devancé ? Que de fois il s’est assis pour nous attendre ! L’initiative de Dieu d’un côté, la réponse libre de notre vie en son intime de l’autre ! F et S, Sychar est en vérité à tous les carrefours, et, pour baliser nos chemins, les puits sont bien plus nombreux que nous imaginons. Ne passons pas à côté ! Ne manquons pas ce grand mystère de la rencontre, personnelle, avec le Christ. En ce moment même, à quel puits de nos misères Jésus s’est-il assis, pour attendre chacun de nous à la margelle de ses abîmes. Si nous nous approchons, croyons-le, pour les transformer en source, il saura se montrer habile puisatier. Puisatier des profondeurs du cœur… Lequel de Dieu et de l’homme a le plus soif de l’autre, demande Sylvie Germain, lequel surtout a le plus besoin que l’autre ait soif de lui ?

        Comme avec la Samaritaine, laissons le Christ nous parler, et nous rejoindre, pas en surface, mais à l’intime de nos vies : car il suffit qu’il parle, pour qu’en celui qui l’écoute, un puits se creuse, qui laisse monter au cœur les eaux profondes de la révélation, et de la joie. Celle même du matin de Pâques. Oui, durant toutes ces semaines de carême, F et S, laissons donc Jésus boire en nous, laissons Jésus puiser en nous, et redonner ainsi mystérieusement à nos pauvres existences desséchées de la fraicheur et de la profondeur. Amen.

(Jn 4, 5-42) Cathédrale Saint Jean. 3ème dimanche de carême A. Dimanche 12 mars 2023

Diacre Patrick LAUDET

Diacre Patrick LAUDET

Liubomyr PETSIUKH

Responsable communication

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