(Mt 23, 1-12)

A l’évidence, Jésus est ému ce matin. Il voit bien ces petites gens, hommes et femmes qui triment au quotidien pour mériter Dieu et son salut, ces humbles qui prennent sur eux pour donner le maximum et satisfaire aux nombreuses obligations morales et religieuses. Comme si Dieu se méritait… !

613 commandements, ce n’est pas rien tout de même et c’est beau, si on en comprend l’esprit : 613, autant de jours dans l’année que d’os dans le corps, les deux additionnés pour arriver au bon chiffre : autrement dit, et c’est magnifique, un chiffre bien exigeant, j’en conviens, mais voulu symboliquement pour dire qu’il prend la totalité de notre temps et de notre être pour les donner à Dieu ! 613 petits moyens concrets pour aider à lui donner totalement sa vie, mais pas 613 exigences tatillonnes pour empêcher la vie. Et bien sûr, qui dit commandement dit… adjudant : on peut, de fait, assez vite très mal exercer le pouvoir et abuser de l’autorité…

En face de tous ces petits, Jésus regarde alors ceux qui au Temple occupent la « chaire de Moïse », ce si beau lieu de parole, d’enseignement et d’autorité, à condition qu’elle soit toujours une tribune d’amour et de service, pas un promontoire de manipulation. Il observe ces responsables d’Église qui devraient au fil des siècles, après Moïse, donner à entendre la voix libératrice et humanisante de Dieu. Sa tendresse. Il les voit faire, ces notables installés, parfois repus d’assurance et de supériorité, il les regarde jouer les « douaniers », comme dit le pape François, et profiter de leur position pour écraser : « Ils attachent de pesants fardeaux, difficiles à porter, et ils en chargent les épaules des gens ». Oui, c’est terrible !

Jésus voit bien ceux qui par conséquent trébuchent, ceux qui n’y arrivent pas. Comme si la vie n’accablait déjà pas assez !… Faut-il en rajouter !  Lui voudrait tellement leur tenir un tout autre langage ! Leur dire ce que Dieu a vraiment dans le cœur, car, ce que Dieu a dans le cœur, il le sait un peu, tout de même…  Quelle souffrance pour lui de mesurer combien leur prédication n’est pas celle du Père, ni la sienne, lui qui pourtant n’a rien d’un rabbi sympa et permissif. Sans doute à cet instant sent-il plus que personne l’incroyable fossé entre ce qu’eux racontent au nom de Dieu au fil des prêches, et ce que le cœur le plus intime du Seigneur brûle tellement de nous dire. « Ils attachent de pesants fardeaux, difficiles à porter, et ils en chargent les épaules des gens ».

C’est déjà éprouvant pour lui de mesurer un tel écart, mais là n’est pas encore le pire. Cette prédication si sévère, difficile à entendre pour Jésus, ce ne serait encore qu’une erreur théologique, un mépris sur les exigences de Dieu, une mauvaise appréciation de sa réelle volonté.  Le pire à ses yeux, leur péché majeur, c’est de dire et de ne rien authentifier par leur vie. De tous les fossés, là est le plus grave, car ce n’est plus une simple erreur d’appréciation, c’est une perversion. C’est émouvant d’ailleurs, devant tant de colère à leur encontre, qu’il ne cède pas à la tentation de les congédier à jamais, de les renvoyer à leur aveuglement, à leur volonté de puissance, de tout disqualifier de cette religion qu’ils ont pervertie et d’en inventer une nouvelle.

Mais Dieu ne procède pas ainsi, il ne renvoie pas mais convertit : de la Loi donnée par Dieu à son peuple pour la première alliance, il s’agira malgré tout de ne pas perdre un iota ; de ne pas l’abolir mais l’accomplir. « Tout ce qu’ils disent, faites-le et observez-le… mais n’agissez pas d’après leurs actes ». Ils ne sont en vérité pas coupables d’hérésie, mais de faux témoignages. C’est bien là toute la différence entre le blabla, le discours, qui n’engage rien de moi, et la parole, dont on sent que ma vie l’authentifie. Reconnaissons que Dieu nous demande beaucoup pour accéder au Royaume d’Éternité : il nous demande cette énorme chose qui consiste à donner sa vie, toute sa vie : y renoncer, pour plus grand.

Mais qui peut mieux que Jésus nous le demander, lui qui dès avant la Croix a déjà secrètement donné la sienne pour nous. Ce qu’il prêche, Jésus le vit ! Jésus est le seul prédicateur un peu fiable ! Frères et sœurs, j’en fais ici même ce matin l’expérience, il n’est pas facile de monter dans la chaire de Moïse et parler pour Jésus autant que de lui : puissiez-vous pardonner à tous vos prédicateurs chaque fois qu’ils chargent trop vos barques et manquent à vous donner la certitude, la saveur de la miséricorde de Dieu ; puissiez-vous leur pardonner chaque fois qu’ils parlent de Celui qui a donné sa vie pour nous sans, eux, donner totalement la leur. Oui, priez pour eux ! Il n’est pas sûr qu’ils fassent tellement mieux que les scribes et pharisiens du temps de Jésus. Il leur arrive eux aussi de rallonger leurs franges, d’aimer les places d’honneur et les salutations publiques… Paul VI avait bien raison de dire que notre époque a moins besoin de maîtres que de témoins. Je crois qu’elle a bien besoin des deux en vérité, mais c’est tellement plus facile d’être maître que témoin. La chaire de Moïse est bien redoutable ; qui, sinon Jésus, peut s’en sentir digne ?

     Une dernière chose, si vous me permettez. Arrêtons-nous un instant sur cette curieuse injonction finale de Jésus, qu’on lit en général assez vite sans trop y regarder, et qui cependant prend sens aujourd’hui, avec tous les abus que nous savons. A une époque où paradoxalement la paternité fait souvent défaut, comment comprendre un tel principe de sagesse et de précaution ? Ne donnez à personne le nom de père. Pourquoi Jésus, qui sait bien le prix et la valeur de la paternité humaine, qui se souvient du bon Joseph, est-il soudain si radical ? Ne donnez à personne le nom de père.

En vérité, ne vous laissez jamais manipuler au nom d’une domination soi-disant paternelle mais perverse qui vous fera abdiquer toute conscience et toute liberté. Toute vraie paternité en effet est toujours une paternité de service et non de domination, elle vise la vie et la liberté. Mais quel usage sur terre faisons-nous hélas de cette si belle charge ? Ne donnez à personne le nom de père Oui, veillons à purifier cette tentation en ne réservant ultimement ce beau nom qu’à Dieu seul, et pas forcément à ses représentants sur terre, qui peuvent hélas en mésuser.

Quelle merveille d’ailleurs que Dieu se soit révélé à nous comme Père. Dieu n’est donc pas un être lointain et flou. Dieu Père ! C’est que la paternité n’est pas ni un attribut de pouvoir, ni un titre : un service, une tendresse, et peut-être une croix, mystérieuse. Comme le dit Péguy, tout père, au-delà de lui-même et de sa seule personne, est toujours exposé à toutes les tempêtes mauvaises, il est atteint dans les grandes largeurs dans chacun de ses enfants. Avec toute sa progéniture, il navigue à voiles déployées et en eux reçoit tous les assauts. C’est, dit-il, le seul vrai et grand aventurier des temps modernes. Il arrive même parfois qu’il lui faille voir son enfant en croix.

Qui sait, sinon Dieu, ce qu’à l’intime vit le père quand le fils est en croix…  Et cependant : ne donnez à personne le nom de père. Le nom de Père est un beau nom mais c’est un nom d’emprunt qui durera le temps du service. Un nom pour le temps de la terre, qui lui passera. Au ciel, de même qu’il n’y a plus ni époux ni épouse, il n’y aura ainsi plus ni père ni enfants. Et quand on a été père le temps de la croissance d’un enfant, c’est un émouvant avant-goût du Royaume dans nos propres vies que d’entrer en vraie fraternité humaine avec ses propres enfants !

Ne donnez à personne le nom de père ! Oui, prudence et mesure. Sachons entendre littéralement ce que Jésus nous dit ce matin, lui qui n’avait rien contre la paternité, au contraire Le nom de père restera toujours un très beau nom de la terre, si c’est un nom de service. Un service transitoire, qui jamais n’a rien d’absolu. Prudence sur le nom de Père ? Visons plutôt et sans réserve le nom de frère : le nom de frère ! Ne donnez à personne le nom de père : mais donnons à tous le nom de frère ! C’est en vérité la dynamique même de la vie chrétienne ! Aller vers la fraternité, comme André, magnifique apôtre qui dans l’évangile n’est rien d’autre que « le frère de Pierre ».  

Quel hommage ! Une désignation qui, loin de le subordonner à Pierre, à qui, le pauvre, il reste tant à parcourir, atteste au contraire que lui, André, il y est déjà ! André, grand apôtre, celui qui dès le début reçoit la grâce de la fraternité, et sait d’emblée être frère ! Quel titre !  Oui, finalement, entre père et frère, du point de vue de l’évangile, il n’y a donc pas photo ! Net avantage au frère ! Le nom de frère : un nom qui, pour l’éternité surtout, a sans doute beaucoup plus ses chances !

Patrick Laudet