Homélie du dimanche 29 janvier

Cathédrale Saint Jean, 4è dimanche Temps ordinaire, 29 janvier 2023

Ouvrant la bouche, il les enseignait.

Frères et sœurs, avez-vous prêté attention à un curieux détail de notre évangile de ce matin.  Alors, ouvrant la bouche, il les enseignait. Ouvrant la bouche ! On passe un peu vite sur cette formule, dont une note de nos bibles viendra parfois réduire l’apparente incongruité. Sous la plume de l’évangéliste qui écrit en grec, dira-t-on, c’est simplement la remontée d’un hébraïsme, bien connu dans la langue juive : le redoublement quasi pléonastique du verbe, pour en intensifier l’action. Alors, ouvrant la bouche, il les enseignait. Façon d’augmenter ici les décibels, pourrait-on dire. Pour proclamer des choses essentielles, Jésus est alors solennel et parle avec intensité, c’est entendu. Du haut d’une montagne, de fait, mieux vaut parler un peu fort. Et on passe alors à la suite ! Il n’empêche, et j’y insiste ! Alors, ouvrant la bouche, il les enseignait. C’est peut-être qu’on peut aussi enseigner à bouche fermée, en s’enfermant dans le blabla dont notre époque raffole. Jésus lui ouvre la bouche ! Comment le dire autrement ? Dire qu’alors, il n’était pas dans le prêchi-prêcha mais dans la Parole vive ! Ce jour-là, ouvrir sa bouche, c’était ouvrir son cœur, déjà. Parler, enseigner pour Jésus, ce n’est pas faire des phrases. Les béatitudes ne sont ni des slogans ni des éléments de langage. On en fait d’ailleurs un peu vite un programme idéal de vie chrétienne, la charte du bonheur selon Jésus. On détaille alors chaque béatitude, on détache chaque verset un à un, on coupe les béatitudes du grain de sa voix et de sa présence pour les gloser et en faire des grands principes généraux de vie morale. Ainsi, on fera (et non sans raison), la promotion de la pauvreté et de la pureté de cœur, celle de l’amour de la justice, ou encore de la recherche de la paix. Mais dans ce passage si connu dont on fait bien vite un « discours », très détachable de celui qui le prononce (le fameux « sermon sur la montagne »), entend-on assez l’avalanche d’amour pour les hommes et la confiance que Dieu leur fait ! Entend-on assez le cœur de Dieu qui s’ouvre ici et déborde ! Huit ou dix béatitudes, qu’importe le détail en vérité ! Des Béatitudes, il y en d’ailleurs partout disséminées dans la Bible ! Mais là, c’est à un débordement qu’on assiste, et c’est la crue, le trop plein qui vaut d’abord ! Béatitude par béatitude, il ne s’agit donc pas de gratifier telle ou telle vertu, comme une remise de décoration à ceux qui cochent la case ! C’est un soulèvement de vie que Dieu veut d’abord nous faire entendre, à bouche et à cœur très ouverts ! L’intonation est essentielle ! Si on se met à isoler trop vite les béatitudes et à les commenter une à une, reçoit-on assez la bénédiction d’ensemble, la décharge globale, et la joie ? Le seul mot qui compte, c’est le mot Heureux que Dieu scande à pleine bouche : c’est par lui qu’il veut nous connecter à la joie et nous brancher à la vie ! Anaphore intraduisible en vérité ! Rien à voir avec le bonheur, obsession très contemporaine, et avec ses petits agréments humains. Humains, êtes-vous !  En vie, êtes-vous ! Vivants, êtes-vous ! Bénis, êtes-vous.  Bienaimés, êtes-vous ! En marche êtes-vous, (comme traduit Chouraqui dans sa bible) ! Il faudrait superposer tous ces mots en un seul pour s’approcher un peu mieux de l’intensité véritable de la bénédiction ! Quel fut d’ailleurs le mot de Jésus quand il prit la parole ce jour-là ? Sans doute pas le mot grec de l’évangile, macarios traduit par heureux, qui est hélas le mot qu’utilisent aussi les épicuriens ! Plutôt un mot hébreu, ou araméen bien plus dense (Ashrè sans doute ?) qui dit, tout autant et plus que la rectitude morale, l’axe même de la vie, son chemin, son secret. Non, Dieu ce matin ne nous fait pas d’abord la morale, fut-elle évangélique, il veut nous ramener à la vie. Les béatitudes sont des paroles de vie, et de survie ! Comme une nouvelle Torah qui n’invalide pas l’ancienne mais l’enrichit et l’accomplit. Ce qui est bouleversant, frères et sœurs, c’est que ce n’est plus Moïse qui parle pour Dieu, de façon un peu tonitruante du haut du Sinaï, mais Dieu lui-même. Un Dieu qui, parce qu’il est Dieu, peut désormais révéler son incroyable douceur et sa vraie toute-puissance, celle de la brise légère bien plus que du tonnerre. Car le Mont des béatitudes, pour qui connaît ce lieu si paisible et si enchanteur de Galilée, n’a décidément rien d’un Sinaï. Les évangiles d’ailleurs se contredisent :  où exactement Jésus a-t-il parlé ? Chez Luc, les Béatitudes ne sont pas en altitude. Pour délivrer un programme si intime et si cher à son cœur, Dieu descend du piédestal sacré, renonce à la montagne et au surplomb pour s’adresser aux hommes en rase campagne, comme pour mettre, c’est très émouvant, le Royaume de plain-pied, à hauteur d’homme. Matthieu lui garde les sommets, même modestes et, en donnant la parole à Dieu du haut d’une montagne, il veut assoir Jésus dans la chaire même de Moïse. Sur la montagne ou à ses pieds ? En vérité, les deux évangélistes disent la même chose et révèlent un Dieu qui est surtout désireux de mettre l’espérance et le salut à portée des hommes. Et significativement, si l’évangile, jamais avare pourtant en indication topographique, ne désigne pas la géographie exacte de cette montagne que Jésus gravit pour nous parler, c’est que le moindre promontoire de nos existences conviendra à Jésus pour nous enseigner les Béatitudes.

      Et un en mot, pour finir, que nous dit-il ? A quoi nous appelle-t-il ? A une seule chose peut-être, une chose devenue tellement difficile à notre époque de satiété générale où la suffisance règne, et où nous sommes si souvent repus. Il nous appelle à accepter de manquer, il nous engage à désirer, à avoir faim et soif, et pas que de justice, mais aussi de lui ! Oui, Dieu pour nous garder vivants et dans l’axe de la vie, bénit le manque ; le manque vital, celui qui n’a rien à voir avec l’indigence ! C’est peut-être un malheur que de ne plus avoir faim ni soif, peut-être un malheur que de ne plus pleurer… Ne manquer de rien ! Surtout ne pas manquer ! C’est l’injonction des modernes ! Manquez de tout, dit Dieu, c’est le secret de la vie et de la joie. Qui donc est ce Dieu qui nous redonne la profondeur du désir ? Comme si, pour être béat, il fallait surtout être béant ! On commente souvent le sermon sur la montagne, on s’attache à des mots : mais voit-on d’abord un homme sur la montagne. L’homme des béatitudes ! Dieu fait homme, qui nous parle à bouche grande ouverte pour désensabler en nous le désir, et nous l’enseigner. La maître du désir, qui sait bien de quoi il parle ! J’ai soif, dira-t-il sur la Croix. C’est de lui en vérité dont il parle, à mots couverts, c’est de lui ce matin dont il fait confidence. Qui est l’homme miséricordieux, assoiffé de justice, persécuté, pur et pauvre de cœur ? Les béatitudes, frères et sœurs, ce ne sont pas d’abord des mots mais un homme bouleversant et désarmé qui nous parle à cœur ouvert d’une unique béatitude qu’il désire tellement nous partager : derrière la Croix, derrière toute croix, il y a la vie et la résurrection ! Peut-être n’a-t-il rien d’autre à nous enseigner. Alors, ouvrant la bouche, il les enseignait. A la croix justement, un soldat de sa lance lui ouvrira le cœur, d’où s’écoulera pour nous de l’eau et du sang. C’était peut-être aux Béatitudes que l’écoulement secrètement a déjà commencé. Amen 

Diacre Patrick LAUDET

Diacre Patrick LAUDET

Liubomyr PETSIUKH

Responsable communication

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