Dimanche 3 Mars 2024. 3° dimanche Carême B Evangile Jean 2, 13-25 Homélie

Certaines images, certains gestes font le tour du monde. Ils bouleversent ceux qui les regardent. Ils influencent de manière durable l’opinion publique. Il suffit de penser, il y a quelques années, au corps sans vie de cet enfant syrien déposé par les vagues sur une plage de la méditerranée. Ou, plus éloigné dans le temps, en 1989, cet étudiant place Tian An Men, seul, les bras ouverts pour stopper les tanks de l’armée chinoise. Ou encore l’agenouillement tout à fait inattendu du chancelier allemand Willy Brandt en 1970 devant le monument honorant les juifs morts pendant le soulèvement du ghetto de Varsovie. Oui, ces images, ces gestes résument et condensent symboliquement un message qui trouvent un écho dans le cœur de ceux qui les regardent.

Le geste de Jésus au Temple de Jérusalem fait partie de la mémoire collective. Un fouet pour chasser les animaux de leur emplacement de vente sur le parvis de l’édifice ; de la monnaie dispersée, des tables renversées ; et puis, des paroles fortes adressées aux marchands. Mais quel est le sens de ce geste, de cet épisode ô combien célèbre que celui des « marchands du Temple ! » où Jésus troque soudain sa divine douceur contre une sainte colère.

Pour nous qui ne connaissons plus les pratiques cultuelles liées au Temple de Jérusalem, il est difficile de déchiffrer le message. Jésus se serait-il permis d’agresser des personnes qui ne se comportaient pas comme il le souhaite ? S’autoriserait-il à utiliser de la violence physique, même mesurée, pour parvenir à ses fins ? Jésus serait-il incapable de mettre en pratique ce qu’il prêche, la douceur du cœur ? Et si toutes ces suppositions restaient largement à distance de ce que l’Evangile veut nous faire comprendre ? D’un point de vue historique, il est très surprenant que l’occupant romain, omniprésent à l’époque, ne soit pas intervenu. Si l’événement avait eu une certaine ampleur, le parvis du Temple aurait été bouclé et l’auteur des troubles arrêté. Mais il n’en est rien. Le geste de Jésus n’a pas entraîné un désordre public. Sa valeur est donc d’abord prophétique. Il renvoie à une question religieuse fondamentale. A quoi le Temple sert- il ? Et quelle représentation de Dieu est véhiculé à travers les rites du culte ?

A ce propos, notre texte d’évangile recèle plusieurs pistes de réflexion. D’abord la question des animaux. Ils symbolisent l’ensemble des sacrifices offerts à Dieu. Ils représentent et « remplacent » pour ainsi dire les humains chargés de péchés mais désireux d’obtenir le pardon. Faire sortir les animaux de l’enceinte du Temple, n’est-ce pas indiquer que le temps des rites sanglants est révolu ? Au milieu du Temple se trouve désormais celui que Jean le Baptiseur a désigné comme « agneau de Dieu ». Ce ne sont donc plus les offrandes des humains qui enlèvent les péchés. Dieu, lui-même en Christ, vient à notre rencontre et se charge d’emporter tout ce qui nous sépare de lui. La Salut est un cadeau et non le résultat de nos sacrifices.

Et puis l’argent, « la monnaie des changeurs », « leurs comptoirs ». Tout ceci renvoie à une question cachée. Peut-on marchander avec Dieu ? Peut-on adopter tel ou tel comportement pour être en bons termes avec lui ? Par exemple faire des offrandes coûteuses en argent ou en temps, promettre des renoncements, participer assidûment aux célébrations rituelles, entamer des déplacements onéreux… ? L’interpellation de Jésus fait apparaître la tension entre deux conceptions. Le Temple est-il « la maison du Père », donc une maison de confiance, ou une « maison de commerce » ?

Et la question du Temple en tant que tel ? Le texte nous fait faire du chemin. D’abord il parle du bâtiment. Ensuite du sanctuaire, lieu de la Présence Divine. Jésus évoque la destruction de ce sanctuaire pour relever « en trois jours » un autre à la place. Ce sanctuaire-là portera les marques d’une nouvelle Pâque. Jésus lui-même, en donnera un signe, un seul, celui de sa vie au-delà de la mort. Relevé, Jésus lui-même, sera le Temple nouveau, radicalement nouveau, la demeure du Très-Haut, celui de la Vie, son corps ressuscité. On n’aura plus besoin d’un bâtiment pour réunir une assemblée. Le Christ rassemblera, pour la louange du Père, une humanité sauvée par sa mort, par sa Pâque, et renouvelée dans la force de l’Esprit-Saint.

Voilà avec ce coup de sang, sans doute Jésus veut-il, amener son auditoire à changer de regard. En précisant que le Temple dont il parle, c’est son corps, Jésus nous introduit à une dimension symbolique forte. Il ne s’agit pas simplement de débarrasser de ses étals et échoppes le Temple de Jérusalem, il s’agit de donner un bon « coup de balai » dans notre propre cœur. Car, par le baptême, nous sommes le temple de l’Esprit, c’est en nous que Dieu habite, au risque de se sentir à l’étroit dans notre « intérieur » tant notre âme est encombrée de préoccupations, de besoins et d’ambitions futiles.

Le Carême nous invite, en quelque sorte, à un grand nettoyage de printemps ! Il nous faut chasser de notre cœur tous les « marchands du Temple » pour faire de la place au Christ et laisser enfin l’Esprit reprendre souffle en nous… En usant du fouet sur l’esplanade du Temple, c’est, en fait, en notre cœur que le Christ donne un salutaire coup de balai. Devant l’encombrement de notre âme, il fait « place nette », car notre foi a régulièrement besoin de sortir de « la maison d’esclavage » de ses petites certitudes et petites habitudes. Il lui faut retrouver- et le Carême en offre une belle occasion- le grand vent décoiffant du désert, le grand souffle purificateur de l’exode. Oui, nos manières de croire ont toujours besoin d’être purifiées, et nos pratiques converties. Marcher vers Pâques, c’est chasser du temple de notre cœur tout ce qui nous détourne de notre propre résurrection. Allez, « convertissons-nous et croyons à l’Evangile ! »