Reconnaissons, frères et sœurs, que Dieu n’aime pas les coups d’éclat. Son tempérament ne le porte guère aux manifestations tonitruantes, ni aux apparitions spectaculaires et son usage des projecteurs autant que des tambours et trompettes reste finalement très mesuré ! Quand Zeus ou Dionysos se manifestaient chez les Grecs, cela faisait infiniment plus de tapage, et pas mal de grabuge ! Par comparaison, les théophanies bibliques sont presque décevantes. Effet de sa pudeur, Dieu se révèle à nous souvent par mode mineur. Dans l’histoire des hommes comme dans nos vies, il entre souvent sur la pointe des pieds. Quand il s’adresse à nous, il nous parle à voix basse. Il semble même vouloir assez systématiquement contrarier notre goût pour le spectaculaire, et se montrer toujours là où on ne l’attend pas. Elie ainsi l’aurait bien imaginé dans un fort vent puissant, dans un retentissant tremblement de terre, ou dans un grand feu, mais il ne passa, comme « un ange passe », que dans une brise légère, un bruit de fin silence (1R, 19,12). Quant à Moïse, sur le bas-côté de son chemin, il voit du feu pris dans un… buisson (Ex 3,2), car Dieu préfèrera toujours les petits buissons aux grands arbres. Pour peu, le grand Moïse passait à côté d’un si petit signe. L’effet, il est vrai, n’est vraiment pas très fracassant, tant pis pour Hollywood ! C’est qu’avec Dieu, il faut toujours bien ouvrir l’œil, ou tendre l’oreille. Elie comme Moïse en ont été pour leurs frais, et ont dû chacun passer à un régime de révélation divine mezza voce, ils ont dû, à ce moment décisif de leur vie, se configurer à une rencontre avec Dieu, se disposer à une alliance d’une toute autre nature que celle qu’ils imaginaient. Ce sont pourtant eux, précisément eux (est-ce un hasard ?) qui, aujourd’hui au Thabor, sont les deux piliers resplendissants de la gloire du Christ. Quant à l’incarnation même, reconnaissons-le aussi, à l’époque, elle n’a pas fait le buzz. Bien sûr : une étoile un peu éclatante au-dessus d’une étable de Bethléem… Mais qui y prêta vraiment attention ? Hormis quelques vieux mages un peu décalés, qui l’a suivie ? Dieu lui-même est entré dans l’histoire humaine pour en changer le cours, mais qui l’a compris ? Dieu en personne est venu prendre chair de notre humanité, mais qui l’a vraiment vu ? Effet de sa tendresse pour nous, oui, Jésus ne cesse de voiler sa gloire. Pour n’irradier personne, il recouvre sa divinité d’un écran d’humanité si ordinaire qu’on en oubliera qu’il est Dieu. Un formidable Rabbi, ça oui, on en convient ! Quel guérisseur, quel prédicateur, quel libérateur potentiel pour le peuple juif, quel Messie même, mais Dieu… Cela restera toujours un grand mystère du cœur de Dieu, lui qui vient se révéler aux hommes et les sauver, un grand don de son amour que cet abaissement incroyable, ce retrait que les juifs appellent le tsimtsoum, cette bouleversante ascèse de Dieu à se réserver, à ne se laisser deviner qu’en restant caché ! La théologie a même inventé un mot pour dire encore cela, on parlera de la kénose, de pour désigner cet anéantissement du Christ, en s’inspirant d’une épître de Paul aux Philippiens qui médite et s’émerveille de ce mystère d’abaissement : « : Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit (εκένωσεν) lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix ! (Philippiens 2, 6) ». S’agissement de ce stupéfiant abaissement qui déroute à jamais ce que toutes les religions disent traditionnellement de la toute-puissance de Dieu, une fois de plus, Dieu a pris un incroyable risque. Un risque d’amour certes, mais un risque. A tant vouloir se mettre à hauteur d’homme, Dieu s’est laissé parfois mettre la main dessus. On a fini par oublier sa divinité, on a perdu de vue sa transcendance, on a lissé son altérité divine, on a décoloré sa gloire. Comme une couverture, on a tiré Dieu à nous ! Et depuis plus de deux mille ans, on a régulièrement fait du Christ un homme exceptionnel, un révolutionnaire de l’amour, un prophète « peace and love », un sage qui parle de paix et de pardon. Dans l’adoptianisme, une hérésie née au IIème siècle, on a même imaginé que l’homme de Nazareth ne devenait « Fils de Dieu » que par adoption, lors de son baptême au Jourdain. (Ainsi, après le baptême, le Thabor, telle une piqûre de rappel du Jourdain où Le Père fait résonner sur lui quasiment la même parole, n’en serait que la Confirmation ). Qu’avançant dans son humanité, du Jourdain à La Croix en passant par le Thabor, Jésus, plus homme que Dieu, prendrait progressivement conscience de sa vocation divine et y entrerait peu à peu. Sans aller jusqu’à ces hypothèses extrêmes qui, à vouloir tant humaniser Jésus, nient en vérité la mystérieuse plénitude originelle de sa divinité manifestée dans son incarnation, il nous arrive aussi, dans notre vie chrétienne, d’être tenté de rabattre Dieu à échelle humaine, de le mettre à notre portée, de le faire entrer dans nos plans et nos désirs plus que de nous hisser aux cimes de son mystère. C’est là, F et S, qu’est si nécessaire le coup d’éclat du Thabor, son éclair intempestif pour nous redonner la verticale, pour nous arracher à la terre et nous propulser au Ciel. « En ce temps-là, Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et Jean et les emmena, eux seuls, à l’écart sur une haute montagne. » Une véritable prise en effet, comme un rapt, comme un enlèvement, un enlèvement de l’en-bas pour un ravissement vers l’en-haut ! Parce qu’il a une très haute idée de nous, Dieu veut nous partager ses cimes, nous mettre en altitude. Il ne veut pas seulement habiter les crevasses de nos existences ni les ornières de nos misères, il veut aussi nous faire monter, nous élever, nous prendre avec lui dans la lumière étincelante de son amour. Pierre, Jacques et Jean, est-ce un hasard, les trois témoins hissés en altitude pour voir briller Jésus dans sa gloire, seront aussi les trois mêmes qui l’accompagneront au plus bas dans la vallée da la souffrance, afin que l’heure heureuse du Thabor prévienne au mieux leur désespoir inévitable à l’heure de la Crucifixion.

Frères et soeurs, en ce deuxième dimanche de carême, la liturgie veut résolument nous faire décoller, nous arracher à notre petite mesure humaine et nous faire prendre de la hauteur. D’un dimanche à l’autre, d’un évangile à l’autre, elle nous transporte en un éclair du désert au Thabor, pour nous redonner le goût de la montagne, pour nous remettre face à la splendeur inimaginable de Dieu, à une transcendance que l’incarnation nous avait peut-être fait perdre de vue. Bienheureux décrochage spirituel, car le mystère du Christ, si proche se fasse-t-il de nous souvent, ne sera jamais réductible au plus sympathique de sa part humaine. Dans l’évangile, comme dans nos vies, « l’heure du Thabor » est un coup d’éclat qui reste exceptionnel. « L’heure du Thabor » incise en nous l’absolu, et à jamais, car d’une telle entaille de la grâce, on garde cicatrice.  Propulsés si haut, à certains moments de nos vies, on peut bien vaciller, et même avoir le vertige… On peut, comme nos trois apôtres, si touchants au moment de leur incroyable téléportation au Ciel, être totalement dépassés, blackboulés, et ne pas trop savoir ni quoi faire ni quoi dire. Peut-être simplement, dans ces éclairs rares de nos existences où Dieu se montre si lumineux, habiter et redire intensément ces mots mêmes que nous taisons durant le carême, précisément pour en retrouver tout le relief dans la grâce de Pâques, ces mots du final du Gloria de la liturgie : « Car Toi seul es Saint, toi seul es Seigneur, toi seul est le Très-haut, Jésus Christ, avec le saint Esprit, dans la gloire de Dieu le Père ».

Mais « l’heure du Thabor », si rare pour chacun de nous, est-elle en vérité si exceptionnelle que cela ? Car l’effraction de lumière et de splendeur qu’il a faite sur le mont Thabor, le Christ la refait pour nous chaque dimanche sur la table eucharistique. L’habitude, on le sait bien, anesthésie la sensibilité et endort hélas le cœur. Contre l’embourgeoisement de la messe et l’affadissement du rituel eucharistique qui toujours nous guettent, ne faut-il pas parfois un petit coup d’éclat, comme au Thabor, pour déchirer le temps humain, trop humain, ou le voile de l’habitude ? Ne faut-il pas un arrachement soudain de nos âmes, alourdies par les soucis du monde, pour les hisser à la hauteur mystérieuse du geste de consécration du prêtre quand il élève l’hostie ? Ne faut-il pas redonner alors à la blancheur du pain présenté tout l’éclat du Thabor ? Bouleversante « irradiation » eucharistique en vérité, que le Christ du Thabor nous offre à chaque messe : non pas qu’il veuille d’abord nous éblouir de sa superbe, nous aveugler de sa toute puissance, mais bien plutôt, par l’éclat de sa splendeur, nous illuminer d’une inlassable promesse. La promesse immense de nous partager un jour cette gloire qu’il nous laisse entrevoir un instant, de nous la donner, définitivement. La promesse de faire de nous, pour l’éternité, des fils de lumière, et de nous introduire à jamais dans un éclat où il nous attend mystérieusement ! Amen

Cathédrale Saint-Jean. 2ème dimanche de carême B. 25 février 2024