A une époque où chacun fait bien ce qu’il veut de sa vie (selon une expression consacrée qui peut cacher une belle indifférence à l’égard des autres), à l’heure du « chacun pour soi », les mots du prophète Ézéchiel et ceux de Jésus dans l’évangile d’aujourd’hui résonnent avec une certaine actualité. C’est donc un commandement de Dieu que d’avoir constamment sollicitude pour son frère ! Pas d’être son redresseur de tort, de lui faire la morale, ou lui donner des leçons de bonne conduite, mais bien plus encore : d’avoir profondément souci de lui, de sa vie théologale, et de lui parler. Lui parler, lui parler vraiment, selon le principe de l’amour mutuel et fraternel dont parle saint Paul dans la seconde lecture : rien de plus difficile en vérité… On cause tant aujourd’hui, on communique tous azimuts mais se parle-t-on ?
Émouvant que Dieu nous convoque à cette exigence fraternelle là ! Sortir des mondanités, sortir des banalités, pour nous parler vraiment, nous parler de nos vies, du sens qu’on y met, et ce dans l’amour mutuel ! Quelle mission ! Mais ce matin, bien évidemment, ni Ézéchiel ni Jésus ne font pour nous du coaching relationnel ni ne donnent la bonne méthode pour mieux réussir nos échanges interpersonnels… Déjà chez Ézéchiel, on sent l’intensité de l’enjeu, une gravité qui déborde la seule efficacité des bonnes techniques de communication : si ton frère meurt de ne pas avoir su s’épargner dans sa vie de ce qui la détruit, c’est à toi que je demanderai des comptes ! A toi je demanderai compte de son sang ! Une phrase redoutable mais magnifique en vérité, qui n’est pas à entendre comme une menace mais comme une incroyable sollicitation, plus encore, une supplication surgie du cœur de Dieu ! Le sang de ton frère est en jeu, c’est-à-dire sa vie ! C’est que chaque vie a tant de valeur pour Dieu, il s’agit de n’en perdre aucune ! Dieu veut ainsi nous mettre au diapason de son insondable souci de chacun. Dieu nous demandera compte de la vie de nos frères ! Quelle confiance ! A la grande sollicitude paternelle qu’il pose sur chacun de nous, il veut nous associer. Dans son projet fou d’amour d’introduire tout homme dans son Royaume d’éternité, il nous embarque ainsi à ses côtés. Car le salut, bonne nouvelle, n’est donc pas individuel, chacun pour soi dans son petit couloir de nage… C’est ce que nous dit Jésus ce matin, à y regarder de plus près, qui donne en vérité dans cet évangile plus qu’une méthode. Une méthode pourtant, il est vrai, et pleine de tact. Vous l’avez entendu : d’abord seul à seul, avec ton frère dont tu auras souci : Rien n’importe plus à Dieu que la relation personnelle. Il est en conversation privée, qu’on le sache ou non, avec chacun de nous. Il aime donc plus que personne le seul à seul dont, avant la tribune publique, il fait ainsi la toute première démarche à avoir, pleine de délicatesse, pour régler une affaire. Mais il propose ensuite de s’y mettre assez vite à plusieurs ! Pas seulement pour augmenter l’intimidation, accentuer la force de frappe ni intensifier la pression ! On approche là sans doute du mystère dans lequel il vaut ce matin plus finement commencer à nous introduire. Car Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là, au milieu d’eux. Comment comprendre dans ce passage cette révélation de Jésus qui ne disqualifie pas pour autant le seul à seul ? Réunis en mon nom : c’est un embryon d’assemblée qui ne vise plus alors la seule aventure personnelle et la sanctification de chacun, mais touche alors au grand mystère de l’Église, dont toute réunion en mon nom est une petite cellule vivante. L’Église, que Jésus mentionne d’ailleurs explicitement dans ce passage : pas comme un organigramme fonctionnel, une assemblée pieuse de gens qui font leurs dévotions, mais le grand mystère d’une proximité personnelle d’hommes et de femmes avec le Christ par laquelle les âmes sont étroitement liées entre elles, au-delà de ce qu’elles en savent ou en comprennent. Frères et sœurs, oui, ce dont nous parle ce matin Jésus, plus profondément et à mots couverts, c’est aussi de la communion des saints, cet article du credo qu’on récite chaque dimanche sans toujours bien le comprendre. Le mystère même du Christ en vérité, où la très grande sollicitude de Dieu envers les hommes devient la source de leur profonde communauté. Oui, au-delà de ce que nous en savons, nos vies sont si étroitement liées les unes aux autres, à un point de sollicitude les uns pour les autres qui nous dépasse, et dont le simple souci du frère dont il est question ce matin n’est que la partie immergée de l’iceberg ! Ce grand mystère de l’Église invisible, cette communion des saints qui trame entre nous cette interdépendance lie aussi le ciel et la terre ! Elle nous révèle qu’il y a donc une invisible et mystérieuse participation des saints (ceux de la terre comme du ciel) au destin des pécheurs, laquelle a part elle-même à la participation du Christ à la perdition de tous les hommes. Qui mieux que Bernanos parle de ce grand et beau dogme, si oublié : La communion des saints…Lequel d’entre nous est sûr de lui appartenir ? Et s’il a ce bonheur, quel rôle y joue-t-il ? Quels sont les riches et les pauvres de cette étonnante communauté ? Ceux qui donnent et ceux qui reçoivent ? Que de surprises ! tel vénérable chanoine, pieusement décédé, dont le Bulletin diocésain aura fait l’éloge pompeux, dans le style particulier à ces publications, ne risque-t-il pas d’apprendre, par exemple, qu’il a dû sa vocation et son salut à quelque incrédule notoire, secrètement harcelé par l’angoisse religieuse, et auquel Dieu avait incompréhensiblement refusé les consolations mais non pas les mérites de la foi ? Oh ! rien ne paraît mieux réglé, plus strictement ordonné, hiérarchisé, équilibré, que la vie extérieure de l’Église. Mais sa vie intérieure déborde des prodigieuses libertés, on voudrait presque dire des divines extravagances de l’Esprit – l’Esprit qui souffle où il veut. Qui vient au secours de qui, dans ce grand travail souterrain de la réversibilité des mérites, et de l’amour… (Il faudrait constamment relire le Dialogue des carmélites !) En nous appelant ce matin avec gravité à tant de cette sollicitude pour le salut de notre frère, voilà bien la ficelle que Jésus commence à tirer pour nous aujourd’hui. La sollicitude pour le frère, le souci de son salut, n’est pas qu’affaire de bonne et légitime correction fraternelle, dont il s’agirait d’avoir à point nommé l’audace, ou la meilleure méthode. Car le vrai souci du frère, Jésus nous le montre lui-même avec sa propre vie, n’est pas d’abord ni seulement, le moment venu, de lui « faire la morale » mais de donner sa vie pour lui. Chacun de nous est ainsi mobilisé dans ce grand mystère par lequel il nous est révélé que nous ne vivons pas pour nous-mêmes, que nous ne mourrons pas pour nous-mêmes. Et Dieu ce matin encore, par la bouche d’Ézéchiel, dit avec solennité à chacun : fils d’homme je fais de toi un guetteur pour la maison d’Israël.
C’est précisément par l’eucharistie qui nous institue et nous assemble que le Christ nous engage dans cette commune et passionnante aventure très mystérieuse du salut. Le salut est certes personnel, mais est-il individuel ? Non que, comme dans les régimes totalitaires, nous soyons par conséquent en permanence sous le regard de surveillance ou l’œil réprobateur des uns et des autres, mais pour que le salut de notre frère (et pas seulement le nôtre !) engage aussi totalement notre vie. Avoir le souci de son frère et savoir lui parler quand sa vie est en danger, ce n’est donc pas seulement lui reprocher ses fautes mais parfois (quand ? comment ?) ça sera aussi de donner sa vie pour les lui racheter. Oui, bien davantage que de donner des leçons, Jésus nous invite toujours davantage à donner nos vies. Il est vrai qu’il est plus facile de faire la morale à son frère que son salut…Est-ce si difficile ? Peut-être suffit-il juste de consentir à entrer dans cette communion des âmes qui fait le mystère de l’Église pour laisser la grâce agir en nous, d’abord pour le bien humain d’un de nos frères, mais parfois aussi et plus mystérieusement pour son salut. Frères et sœurs, c’est aussi à cela que sert l’eucharistie dominicale : faire de nous un corps mystique, une communion d’âmes et de vies qui nous configure totalement au Christ et nous donne ainsi des mérites réversibles les uns sur les autres. On ne maîtrise pas tout…Mais croyons-le, en recevant ensemble ce matin le corps du Christ, mystérieusement nous recevrons aussi capacité de porter nos frères et, pour eux, un jour, peut-être, de donner nos vies. De notre frère, Dieu, c’est si émouvant, nous dit qu’il nous confie aussi le salut. Voilà la bonne nouvelle de ce dimanche ! Frères et sœurs, ce n’est donc pas seulement pour nous que nous sommes-là ce matin, mais aussi pour tous nos frères qui n’y sont pas. Ceux que nous connaissons, ceux auxquels nous pensons, et peut-être ceux mêmes auxquels nous ne pensons pas. Pour eux, comme le Christ l’a fait, voulons-nous donner nos vies ? Dans le grand mystère de l’Église, dans cette si bouleversante communion des Saints que chaque eucharistie vivifie, en vérité, qui porte qui ? Qui aide au salut de qui ? Dans quelques minutes, nous allons communier ! De quoi entrer avec joie et confiance précisément dans ce grand mystère de communion et le recevoir en plénitude. Oui, ce très grand et très beau mystère de communion qui nous lie de façon si incroyable les uns aux autres et dont la sollicitude, cette belle sollicitude humaine pour le frère que nous demande Jésus ce matin est comme le tout premier pas. Amen
Cathédrale Saint Jean-Baptiste. Dimanche 10 septembre Année A 23è ord